Nous sommes le 20 août 2019, à Betafo, l’ancien chef-lieu du Vakinankaratra sous la monarchie merina, et pourtant une machine à remonter le temps a ressuscité sur la place du marché, l’image d’un couple vendant à l’encan un esclave. Celui-ci, comme avant l’irruption de la République française en terre malgache, avait-il été réduit en esclavage faute d’avoir honoré ses dettes ou en punition de quelque faute communautaire ?
Ralaimongo (1884-1943), le célèbre nationaliste auquel Jean-Pierre Domenichini (1937-2018) avait consacré son mémoire de D.E.S. d’Histoire en 1960-1961, était né à Antoebe, près d’Ikalamavony. Alors qu’il avait neuf ans, le village fut razzié et le jeune Ralaimongo emporté parmi les captifs. Son propriétaire finit par l’adopter et il grandit en homme libre avant que ses oncles ne viennent, en 1898, le récupérer.
Le Code des 305 articles, promulgué le 29 mars 1881, réglementait les aspects de l’esclavage en ses articles 39 à 49 inclus. L’article 40, par exemple, maintenait l’interdit d’exportation des esclaves hors d’Imerina. Si la traite des esclaves à destination des Mascareignes avait été supprimée grâce au traité du 23 octobre 1817 entre Robert Farquhar, le Gouverneur de l’île Maurice, et le Roi Radama, l’esclavage domestique avait subsisté jusqu’à l’arrêté d’abolition du 27 septembre 1896 : ce simple arrêté, alors que la modification d’une coutume relevait de la compétence du législateur, fut signé in extremis par le Résident Général Hippolyte Laroche treize jours après qu’il eut reçu l’ordre de transmettre ses pouvoirs au général Gallieni…
En 1874 et 1877, les esclaves «masombika», enlevés au Mozambique, bénéficièrent d’une émancipation globale. Victimes de razzias, hommes libres insolvables ou repris de justice, pouvaient rejoindre la classe des nés-esclaves mais avec la faculté de se racheter. Cent trente cinq ans plus tard, en décembre 2012, une mission des Nations Unies s’était rendue à Madagascar pour enquêter sur l’esclavage moderne : servitude pour dettes, travail forcé, mariages forcés, servitude domestique, travail des enfants dans les mines et les carrières.
C’est quoi l’esclavage, c’est quoi être esclave. Tous les jours, dans les rues d’Antananarivo, à l’arrière de carrioles à bras, des aides poussent avec leur front le lourd chargement que ne parviendrait pas à tirer seul celui qui tient les brancards : hô, hisse, hue ! Tous les jours, dans les rues d’Antananarivo, de pauvres bougres ploient l’échine sous le poids de deux sacs de charbon qu’il faut décharger du camion Mercedes vers le commerce anachronique qui alimente des besoins tout aussi anachroniques, et surtout absolument pas écologiques. Il est mort depuis longtemps ce Vietnamien qui, dans le quartier de Soanierana, transportait à longueur de journée, et tout l’année, des «daba» d’eau depuis la fontaine publique jusqu’au seuil de nombreux ménages sans robinet : 1970, 1980, 1990, 2000…
En novembre 2016, organisant son conclave à Antsirabe, l’Union de la Presse Francophone avait fait appel à des pousse-pousse pour le déplacement de ses invités. Éternel dilemme : faut-il s’abstenir de ce moyen de locomotion à traction humaine pour être en paix avec sa conscience et les droits de l’homme, ou emprunter le pousse-pousse et contribuer ainsi à faire vivre les 260.000 familles que cette (pénible) activité concerne ?
Malgré les mises en garde, des centaines de femmes malgaches s’entêtent à vouloir aller travailler dans des pays arabes où elles s’exposent à toutes les formes de maltraitance. Plusieurs fois déjà, l’État malgache avait cru bon d’affréter un vol-charter pour les en rapatrier sur l’argent du contribuable. Mais, lequel est le pire esclavage : leurs conditions serviles dans les émirats ou leur extrême pauvreté sur leur tanindrazana, avec son cortège d’exploitation et de sévices ?
Concernant plus spécialement le travail des enfants, un programme de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) essaie de renverser le paradigme chez les parents qui justifient par leur pauvreté le travail de leurs (jeunes) enfants : en fait, c’est en privant leurs enfants d’école que les parents perpétuent le cycle dans lequel l’éducation et la possibilité de s’élever socialement, qu’un minimum d’instruction laisse espérer, n’ont pas leur place.
Fléau dans le fléau, le travail des enfants. Il ne faut pas aller bien loin. Au cœur même de la Capitale Antananarivo, là-bas, tout au bout du cinquième arrondissement, des enfants assistent leurs parents dans leur entreprise obstinée de raser à coups de ciseau et de marteau la colline rocheuse d’Ambatomaro. Caillasses, gravillons, moellons, partent vers des chantiers publics ou privés, portés sur leur tête par une myriade d’enfants. Je ne sais quelle situation pleurer le plus : l’esclavage de ces gosses ou la destruction au grand jour, et sans réaction des pouvoirs publics, d’un patrimoine paysager constitutif du dicton bien connu : «Miala Ankatso dia Ambohidempona».