Dans son livre, «Neuf ans à Madagascar» (Hachette, 1908, pp.27-28), le général Gallieni est sévère concernant les dernières années de ce qu’il nomme dédaigneusement «la cour d’Emyrne». Son inventaire à la Prévert sonne comme un réquisitoire : les incapables successeurs d’Andrianampoinimerina et de Radama I (…) Une tyrannie sans contrôle et sans frein se substitua à l’autorité forte, mais raisonnable des premiers rois (…) un pseudo-gouvernement, sans foi ni lois, où tout était livré au désordre, aux exactions, à l’anarchie (…) l’impôt, une main-mise arbitraire sur les biens des particuliers (…) les travaux publics, des corvées au seul profit des nobles et des riches (…) aucune route dans un intérêt général (…) une façade dépourvue de toute organisation intérieure sérieuse (…).
La seule réussite que Gallieni reconnaît à la «cour d’Emyrne», pour aussitôt regretter que l’Occident en ait pu être dupe, c’est «une diplomatie astucieuse» : «Cependant, ainsi qu’il arrive souvent chez les Orientaux, une diplomatie astucieuse et sans scrupule avait réussi aux yeux des étrangers à masquer les misères de la situation intérieure. Les nations civilisées conservaient ainsi l’illusion que Madagascar possédait un gouvernement digne de ce nom, et ce mot sonore : « la cour d’Emyrne » éveillait en Europe et ailleurs l’idée d’une puissance lointaine, solidement assise et organisée. Les correspondances de Napoléon III vers 1860 témoignent que le Gouvernement français traitait avec les souverains de Tananarive dans les mêmes formes qu’avec les autres chefs d’État. À la même époque, l’impératrice Eugénie écrit personnellement à Rasoherina et l’entretient «de la haute mission que Dieu a confiée aux rois et de l’œuvre grandiose qu’elle peut et doit accomplir à l’aide du pouvoir immense qu’elle détient ». Vingt-cinq ans plus tard, pendant la période de tension qui précéda la guerre de 1883-1885, une ambassade du Gouvernement hova, conduite par Ravoninahitriniarivo, ministre des Affaires étrangères, fut reçue solennellement par les chefs d’État des plus grandes puissances, en France, en Angleterre, en Allemagne, aux États-Unis, et passa avec eux des traités en règle».
Mais, justement, n’était-ce pas en vertu de cette «diplomatie astucieuse», ces «mêmes formes qu’avec les autres chefs d’État», ces «traités en règle», que le général de Gaulle prononça sa phrase du 22 août 1958 ? Depuis Mahamasina, et avisant la colline de Manjakamiadana, l’homme de Bayeux (cf. 16 juin 1946) avait proclamé : «Demain, vous serez de nouveau un État, comme vous l’étiez, quand ce palais de vos rois, là-haut, était habité par eux».
Le 14 octobre 1958, réuni au Lycée Gallieni, le Congrès des assemblées provinciales votait, par 208 voix et 26 abstentions, le sort de Madagascar : «État libre, sous la forme républicaine». Le lendemain, le Haut-Commissaire André Soucadaux s’adressait à ce Congrès : «Autorisé par le Gouvernement de la République, je prends acte en son nom du vote intervenu le 14 octobre 1958. Je proclame en son nom que le Gouvernement de la République reconnait solennellement l’institution de l’État malgache, la caducité de la loi (d’annexion) du 6 août 1896».
C’est grâce à cette vieille «diplomatie astucieuse» que «la cour d’Emyrne» avait su arracher à la «République» l’article 12 du traité du 17 décembre 1885 reconnaissant sa souveraineté «COMME PAR LE PASSÉ».
C’est encore grâce à cette vieille «diplomatie astucieuse» que la Princesse royale d’Angleterre est venue à Madagascar commémorer le bicentenaire du traité du 23 octobre 1817. Que le centenaire du traité américano-malgache du 12 mars 1883 avait été marqué par la publication d’un livret édité par les soins de l’Agence d’information des États-Unis. Et qu’à l’occasion des 135 ans du traité germano-malgache du 15 mai 1883, l’ambassadeur d’Allemagne souligna que ce traité avec Madagascar avait été le premier conclu par l’Allemagne en Afrique (sic).
En vertu de ces «traités en règle», le 26 juin 1960 est clairement un retour de l’indépendance de Madagascar. Certains objecteront que la souveraineté de la «cour d’Emyrne» n’a jamais concerné certaines tribus de Madagascar : il est vrai, lors des débats parlementaires du 25 février 1886, en vue de l’approbation du traité du 17 décembre 1885, des députés français avaient soulevé la «protection des Sakalava et des Antakarana» en vertu de traités avec eux datant des années 1841 et 1845.
Résurgence contemporaine de cette vieille «diplomatie astucieuse» également quand le président français Emmanuel Macron et le président malgache Andry Rajoelina, lors de leur conférence de presse conjointe du 29 mai 2019, au palais de l’Élysée, ont évoqué le 26 juin comme l’anniversaire du retour de l’indépendance de Madagascar.
Oui, il y avait «quelque chose» avant le 26 juin 1960. Oui, il y avait «quelque chose» avant le 6 août 1896. Non, l’État malgache n’est pas une génération spontanée. Fiction diplomatique, demi-vérité historique ou réelle succession d’États, voilà une chaîne qui nous vient du passé et tend vers l’avenir.