«1984», c’était il y a soixante-dix ans. Six ans avant qu’IBM France n’introduise dans le milieu informatique le mot «ordinateur», proposé par Jacques Perret, professeur de philologie latine à la Sorbonne, et qui allait vite devenir un nom commun.
C’était, implicitement, contre IBM, et son monde de Big Data digne du Big Brother de George Orwell, qu’Apple a conçu la publicité du Macintosh, vue par 90 millions téléspectateurs lors du troisième quart-temps du Super Bowl XVIII, le 22 janvier 1984.
Sur un écran grisâtre, on y voyait Big Brother himself mettre à l’index «la peste des vérités contradictoires». Avant que le monde coloré d’Apple ne fracasse cette uniformité militaro-carcérale : «Pourquoi 1984 (24 janvier) ne sera pas comme 1984 (le roman)».
Si cette publicité pour Apple est considérée comme la meilleure publicité de tous les temps, le roman de George Orwell (1903-1950) figure également parmi les plus grands monuments de la littérature mondiale. Dans ce monde dystopique d’Océania, l’administration totalitaire forge un langage anti-langue, le «Newspeak», traduit par Novlangue, heureuse trouvaille qui allait également devenir générique, et qu’il sera difficile à «Néo-parler», nouvelle traduction introduite en 2018, de supplanter.
Le Novlangue a pour «solution finale» l’anéantissement de la pensée : moins de mots pour toujours moins de concepts ; moins de subtilités et toujours plus de place au manichéisme ; moins de réflexion jusqu’à la disparition de l’idée d’idée elle-même. Un bureaucrate, dont la tâche est de mutiler une encyclopédie pour la réduire à l’échelle Dubois-Buyse de CM1, le confirme : «Nous détruisons chaque jour des mots, des centaines de mots. Nous taillons le langage jusqu’à l’os (…) le véritable but du Novlangue est de restreindre les limites de la pensée (…) À la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée, car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer».
Réduire les gens à fonctionner à l’affect, dans un monde binaire sans demi-mesure : pour ou contre. Mantra des pensées uniques : celui de la Place du 13 mai et de ses slogans réducteurs, par exemple. Celui également du monde décrit par Franz Kafka (1883-1924), dans un roman prémonitoire des totalitarismes hitlérien ou stalinien. Attention, «Le Procès» (1925) commence par une arrestation faisant suite à une diffamation sur fond de société de délation.
La langue de bois trie et élimine les mots politiquement non corrects. Poli, chaque mot s’ajuste au millimètre dans un discours formaté. La langue compromise, le Novlangue est compromis : le balayeur devient technicien de surface ; l’handicapé est désormais une personne à mobilité réduite ; l’homosexualité se cache derrière une «préférence sexuelle».
Les mots traditionnels sont abandonnés à leur trop cruelle précision. Les promesses d’un homme politique passent tout de suite pour des «ambitions» : qu’il envisage seulement d’enrayer l’extrême-pauvreté, et on écrira qu’il s’y «attaque» déjà. Les immigrés sont désormais des «migrants» dont il est interdit de préciser la race ou l’ethnie, concepts surannés dont il est prouvé qu’elles n’existent pas. Les voyous venus de banlieues, en découdre avec la police, sont des «sauvageons» ou des «jeunes» issus de «quartiers difficiles» qu’il faut éviter d’encore «stigmatiser». Penser autrement, c’est-à-dire finalement parler vrai, serait d’un tel «archaïsme». Et cette grille de lecture archaïque, cependant en cohérence avec des différences évidentes de couleur de peau ou de type de cheveu, renvoie au «communautarisme».
Les mots avaient un sens, celui de la pensée qu’ils exprimaient. Désormais, ils font sens parmi des éléments de langage. La perversion organisée du Novlangue passe par son appauvrissement pour faire simple, et communiquer avec le plus grand nombre : une masse critique du strict minimum.